Man_alone

Cet enfer solitaire

Note du rédacteur en chef: Malgré le souci de vulgarisation, le VIH/SIDA reste source de marginalisation sociale. Le témoignage que vous allez lire est le point de vue d’un jeune homme séropositif, qui a accepté de raconter en substance, son expérience personnelle. C’est courageux de sa part et nous avons choisi, à la rédaction, de taire son nom car cela relève de sa stricte intimité et de ses rapports sociaux. Christian, celui qui a reécrit ce témoignage pour vous, insiste sur le caractère douloureux et la difficulté  du concerné, du fait des répercussions que cela aurait dans son lieu de travail. Le souci du témoin est, non pas de susciter de la compassion, mais de rappeler que le VIH/SIDA est présent et que c’est la loi du silence qui participe pour beaucoup à son expansion. Le VIH/SIDA doit cesser d’être un tabou ou un moyen d’oppression sociale. Pour mieux vivre son statut, il vaut mieux s’accepter et avoir l’opportunité d’en parler sans crainte d’être jugé.

 Qui ne se sent pas unique au monde ? Je mets quiconque au défi de m’assurer avec fierté qu’il est semblable aux autres, qu’il est comme tout le monde. A chaque fois qu’on lit une horreur dans les journaux, on se dit  dans son fort intérieur « je ne serai jamais ainsi ». Le malheur, c’est réservé aux autres. On est jeune, intelligent, malin et beau. Beau ? Et là on réalise que tout est question de perspective, que cela varie d’un individu à un autre. L’avis des autres compte, quoiqu’on dise. Toujours est-il que nous nous limitons à ce qui est là, à ce que voient les autres. Vanité, nous naissons avec toi. Jusqu’au jour où…

Tout bascule…

Ma vie, avec rétrospective, est typique de tout enfant africain : les taloches, les notes, l’école, les tâches ménagères, les gronderies et les flatteries des parents (comment font-ils pour nous amadouer si vite?!!!)… On passe par l’habituelle phase de l’affirmation de soi, de la découverte de son corps et du corps de l’Autre. Peu importe que l’Autre soit de même sexe que soi- même mais la partie la plus intéressante est l’anatomie et l’exploration de nouvelles sensations. Il ne faut pas vous y tromper : ces nouvelles sensations, nous les enfants, les expérimentons à l’insu des parents car elles sont dans ce papier de velours violet avec des étiquettes juste brillantes et sur- imprimées bien que multiples dessus : « interdits », « tabous », « pas touche », « n’en parle à personne ». C’est en déchirant ce paquet qu’on se sent changé, qu’on se sent grand, qu’on se sent … « adulte ». Un bien grand mot, le sexe, sa pratique et le principe de maturité. Alors pourquoi ce silence opaque autour ? Pourquoi cette absence de dialogue sur le sujet ? Pourquoi l’envoyer sous le lit et surtout pourquoi est-ce qu’on –les parents et les ainés- nous le brandit comme le fruit interdit ?

Alors on défie l’autorité parce qu’on croit aimer et qu’on se sait désirable et désiré. Filles ou garçons, personne n’échappe à la partition. Les risques, on les met en sourdine, volontairement. Moi, j’ai croqué ce fruit interdit avec délice car je suis ce que ma mère a dit, « celui qui allait la tuer ». J’ai mordu timidement puis avec davantage d’assurance. J’étais jeune et le faire au nez et à la barbe des parents me procurait cette joie intérieure. Le défi de l’autorité parentale. Eh bien, je m’en suis mordu la langue, jusqu’au sang.

Le pire est que je n’ai pas eu le droit d’en parler. On me l’a recommandé.

L’amour que nous chantent les plus belles voix n’est pas toujours ce que nous, les jeunes, entendons. On comprend cette effusion de sens, ces minutes si intenses mais si brèves dont l’amertume nous suit dans plus de cas qu’on ne nous le dit jamais. Etre séropositif, ce n’est jamais écrit en lettres de feu sur le front de qui que ce soit. On le vit au- dedans de soi, on le vit dans le regard des autres.

Cela commence par la gentillesse du médecin qui vous parle longuement, vous prend même par la main et vous assomme avec cette terrible nouvelle : « Vous êtes séropositif… » et tout devient flou autour de vous. Vous décidez de ne pas pleurer devant cet inconnu qui vous regarde avec pitié. Moi, j’ai fait « okay ». Un « Okay » pas d’accord du tout. Mais je devais sauver la face. Le médecin m’a dit ces paroles de réconfort auxquelles tous les deux ne croyions pas un seul instant : « ça va aller, ce n’est pas la fin de tout ». Non, monsieur. Rien ne va, rien n’ira plus désormais bien, c’est irrémédiable. C’est ce que j’ai pensé et le regard du médecin me l’a confirmé. Même pas un jingle sinistre comme dans les films d’épouvante. Je me souviens avoir été glacé jusqu’au sang. Je n’ai plus entendu la suite de ce qui a été dit. Puis, je suis revenu à moi, j’ai dit merci (je suis resté quelqu’un de très poli malgré tout) et je suis parti dès qu’on m’a libéré. Je me souviens être retourné chez moi en taxi- dépôt (un luxe pour moi à l’époque) et j’ai longuement dormi. A mon réveil, il faisait noir et c’est resté sombre ainsi longtemps. Et je me suis dit que c’est bien fait pour moi. Cela m’apprendra à écouter ma mère.

A peine l’âge adulte a-t-il commencé, que l’on vit dans la peur constante de se faire démasquer et qu’on découvre avec stupeur qu’on est, après tout qu’un enfant. On a peur. Est-ce que tel sait pour moi ? Est-ce que je serai encore désirable aimé pour ce que je suis réellement ? Est-ce que les gens comprendront que je ne suis pas allé à la pharmacie du coin et j’ai fanfaronné : « Donnez-moi ce flacon de VIH/SIDA ! »… Je ne me suis jamais senti aussi souillé depuis que j’ai su. Souillé car trahi : j’ai été fidèle à une même personne. Je ne suis pas allé d’une personne à une autre, je suis resté bien sage dans ma relation que je voyais ne finir qu’à la mort. Quelle ironie, maintenant que j’y pense. Comment cette personne a-t-elle pu me faire ça à moi ? Je me souviens que lorsqu’on m’a demandé de venir avec cette personne pour qu’elle passe aussi des tests j’ai dit « non », de toutes les fibres de mon corps même si j’ai dit oui de la tête. Chacun ses problèmes, je n’allais pas étaler les miens sur la place publique. Souillé car plus jamais je ne serai moi dans ce corps. Ce corps qui pourrit vivant.

Je n’ai pas pleuré. J’ai été un homme, un vrai : je n’ai pas pleuré. J’ai plutôt pensé : « Anti ! Que vais- je dire à maman ?!!! » Mes frères, mes sœurs qu’est-ce qu’on dira d’eux quand on saura que je suis… S+ ? Et quand je mourrai, que dira-t-on ? Comment apprendront-ils la nouvelle ? Comment la vivront-ils ? Seigneur (oui, je me suis souvenu de Lui ) AIDE- MOI !!! Curieusement, j’ai fait ce que je savais faire de mieux : j’ai disparu. J’ai coupé les ponts avec ce médecin, un ami de la famille. J’ai cessé de faire l’effort d’être présent  et disponible pour eux. J’ai tellement souhaité l’oubli total de mon existence. J’ai continué ma vie comme si de rien n’était et je suis devenu un obsédé du miroir.

Puis j’ai guetté…

Guetté ces détails que j’ai lu et observé. Les taches, la perte de poids spectaculaire, la fatigue, épié le regard de ceux à qui j’avais en face de moi. Rien. J’ai recommencé à raser les murs, je me suis débarrassé de mon poumon artificiel, le portable. Maman a fini par le savoir. Le médecin, son ami, lui avait dit. Elle a tout fait pour ne pas avoir l’air dévasté devant moi, mais je sais que là, j’avais fait fort. Je ne me trouvais pas dans la marge rouge car au Cameroun, on ne prend en charge que les personnes infectées dont le taux de globules blancs est inférieur à 300. J’ai voulu aller en Europe ou aux Etats-Unis pour être directement mis sous médication. Mais faute de moyens, je suis resté là. Résigné, à attendre ma mort prochaine.

Le fait que ma mère le sache m’a énormément aidé. Je me suis raccroché à elle comme à une bouée de sauvetage. Sur terre, Dieu est une femme. Cette femme, c’est ma mère. Pendant un certain temps, elle et moi avons partagé ce secret. On est reparti voir ce médecin et j’ai tu le nom de la personne avec qui  j’étais car je savais que ma mère était prête à en découdre avec. Le médecin et maman ont été clairs : « N’en parle à personne ! » Je me suis fait violence car je ne sais pas suivre les consignes des aînés. Puis j’ai été malade, la grippe. Cela m’a complètement fauché le système immunitaire. Là, j’ai vraiment maigri et je me suis repris à prier plusieurs fois à prier, moi qui ne priais jamais. J’ai fait la promesse de cesser de me plaindre mai aussi de mettre fin à ces questions muettes. L’espoir  fait vivre, c’est vrai. J’ai surpris ma mère un jour qui pleurait une nuit, alors qu’elle me croyait endormi. Et j’ai eu mal. J’avais juste besoin qu’on m’aide à sauvegarder les apparences.

J’ai appris à mieux prendre soin de moi, j’ai retissé ce lien fragile avec la vie, ma mère y a veillé, elle continue de veiller. J’en ai parlé à mes frères et sœurs. Pleurs, soutien et amour : ils ne voulaient plus de drames. Je me suis retrouvé à les consoler, à leur dire que tout irait pour le mieux. Je commençais enfin la médication et je peux l’avouer maintenant : cela m’a enlevé un poids énorme. Et j’ai réalisé que le silence dans lequel je m’étais enfermé me minait et me rongeait. Seulement, à qui le dire ? Comment et quand le dire ? J’étais conscient que je devais choisir les personnes adéquates, celles qui ne me jugeraient pas ni ne me condamneraient. Une de mes cousines l’a su de façon accidentelle et a tenté de me faire un chantage avec. Seuls, mes frères et sœurs savaient déjà mon statut sérologique et je n’ai pas manqué de le lui faire savoir, elle avait dû se calmer d’elle-même. Rires. Ma vie, je la savoure tout doucement maintenant, avec ce quelque chose de cassé en moi car bien entendu, des personnes que j’ai cru être des amies m’ont lâchement laissé tomber depuis qu’elles savent mais j’ai eu aussi l’agréable surprise de voir des mains tendues ces derniers temps de personnes les plus inattendues. Il me fallait aller de l’avant.

Je me suis interdit ces effusions des sens. Les débuts de la prise des antis rétro- viraux ont été tellement cauchemardesques que je ne souhaite pas prolonger dans cet enfer de vertiges, de malaises, de vomis et de fatigue… Ma perspective sur la vie a changé, mes rapports avec les autres aussi. De bavard et rieur, je suis devenu ce gars gentil et prévenant. Je refuse que cette horreur continue son chemin et mon défi majeur ? Fêter mes 40 ans d’abord. Pour la suite ? Je vis, je me maintiens, je fais du sport, je ris (c’est très bon pour la santé, c’est vrai !), je suis moins égoïste et surtout je découvre des gens qui m’aiment qui me surnomment affectueusement VENOM, comme je l’ai exigé. L’amour, c’est savoir prendre de soi et prendre soin de ceux qu’on aime. J’ai 29 ans, suis séropositif et je continue de me battre. Ceux qui m’aiment méritent que je ne les déçoive pas, je leur dois ça au moins.

Photo Credit: Dawson Toth

Comments



There are 2 comments

Add yours

What moves you?